Une fois passée la peur … ( Gao Xingjian )
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Une fois passée la peur …
Une fois passée la première peur de la mort, une fois dissipée ton angoisse et calmée ton agitation, tu restes dans une sorte d’hébétude. Perdu dans la forêt vierge, tu erres sous des arbres morts, dénudés, prêts à tomber. Tu tournes longtemps autour de ce trident étrange qui semble te désigner le ciel sombre, n’osant pas t’éloigner de cet unique point de repère, dernier signal dont tu te souviens.
Mais tu ne veux pas rester échoué sur ce trident comme un poisson hors de l’eau ; mieux vaut abandonner les dernières attaches qui te relient au monde plutôt que t’acharner à rassembler tes souvenirs. Tu peux te perdre davantage, mais tu veux conserver une dernière chance de survie. C’est parfaitement compréhensible.
A l’orée de la forêt, tu arrives au bord d’un ravin et tu te trouves devant un nouveau dilemme : soit retourner sur tes pas dans la forêt profonde, soit plonger dans le ravin.
Sur l’ubac de la montagne, s’étale un pâturage parsemé de taches foncées, dessinées par l’ombre des arbres. Ca et là se détachent des rochers dénudés sombres et escarpés. Tu ne sais pas pourquoi tu te sens attiré par le filet d’eau qui jaillit au fond du ravin, mais tu ne réfléchis plus et dévales la pente à grandes enjambées d’abord, puis en courant.
Tu es en train d’abandonner ce monde rempli de tracasseries. Même s’il garde encore un peu de chaleur, tes souvenirs lointains t’entravent toujours. Tu pousses un hurlement instinctif et tu t’élances vers le fleuve infernal de l’Oubli. Tu hurles, tu cours, un rugissement de joie bestiale jaillit de tes poumons. En venant au monde, tu as poussé un grand cri, sans aucune entrave, mais plus tard tu as été jugulé par toute sortes de règles, de rites et de principes d’éducation. Tu as enfin le bonheur de crier librement. Curieusement, tu n’entends pas ta voix. Les bras écartés, hurlant, haletant, ahanant, tu cours, sans percevoir aucun son.
Tu distingues toujours la source impétueuse sans savoir d’où elle vient ni où elle va. Tu as l’impression de flotter dans l’air, de te fondre dans le brouillard, tu ne pèses plus rien, tu éprouves un détachement comme tu n’en as jamais connu. Pourtant, au fond de toi, persiste une peur diffuse, sans cause apparente, peut-être de la tristesse.
Tu as l’impression de planer, de te fendre en deux, de perdre forme humaine pour te fondre dans le paysage ; parfaitement serein, flottant au milieu du profond ravin, tu écartes sans cesse de ton chemin les branches qui se referment derrière toi. Dévaler tout droit la montagne est épuisant. Tu as besoin de te calmer.
Harassé, tu t’arrêtes pour reprendre ton souffle. Tu entends le murmure de la rivière. Tu en es proche, car tu entends couler son eau claire. Des gouttes en jaillissent, scintillantes comme du mercure. La rivière se tait ; tu ne perçois plus que le crissement des innombrables petits cailloux qu’elle remue. Jamais tu n’as entendu aussi distinctement le son d’un cours d’eau. Plus tu l’écoutes, plus tu devines ses reflets qui luisent dans l’ombre.
Tu as l’impression d’avancer sur l’eau, car tu foules déjà des herbes aquatiques. Tu t’enfonces au milieu de la rivière de l’Oubli ; tels les soucis de la vie quotidienne, les herbes t’enlacent. Ton désespoir t’abandonne alors totalement et tu avances à tâtons sur le bord de l’eau. Tu foules les galets que tu enserres de tes doigts de pied. C’est comme si tu marchais en rêve au milieu du fleuve noir des enfers ; une lumière bleu sombre brille là où jaillissent les gouttes d’eau. Tu es surpris, mais ta surprise cache une joie diffuse.
Ensuite, une lourde respiration parvient à tes oreilles. Tu crois que ce bruit vient de la rivière, mais peu à peu, tu distingues des femmes qui se noient. Elles pleurent, gémissent, passent une à une près de toi, les cheveux défaits, le visage cireux et blême. Dans les trous, entre les racines des arbres noyées dans les eaux, résonnent les coups lugubres des vagues. Le corps d’une jeune fille suicidée descend le courant, cheveux épars. La rivière coule au milieu de la forêt d’un noir d’encre qui forme un écran impénétrable devant le ciel et le soleil ; les femmes noyées te frôlent en soupirant, tu ne penses pas du tout à leur venir en aide, tu ne veux même pas te sauver toi-même.
Tu voyages au Royaume des Morts, ta vie n’est plus entre tes mains, tu continues à respirer uniquement à cause d’un moment de frayeur, ta vie est suspendue entre l’avant et l’après de cette frayeur. Si tu glissais, si les cailloux que tu agrippes de tes doigts de pied roulaient, si ton pas ne pesait pas sur le fond de l’eau, tu sombrerais dans la rivière infernale, comme ces cadavres soupirant qui filent au gré du courant. Il n’y a pas davantage de sens, n’y prête pas attention, avance et c’est tout. Seuls demeurent le filet tranquille de la rivière, l’eau noire comme la mort, les feuilles des branches qui frôlent la surface de l’eau, le courant qui s’écoule en longues draperies comme des peaux de loups morts, au milieu de la rivière de l’Oubli.
Tu n’es guère différent du loup, tu as causé assez de fléaux, tu seras mis à mort par les autres loups, sans raison. Dans la rivière de l’Oubli, tout le monde est à égalité, la fin des hommes et des loups, c’est toujours la mort.
Cette découverte provoque en toi une certaine joie, une joie qui te donne envie de crier, mais ta gorge n’émet aucun son, le seul bruit que tu entendes, ce sont les coups sourds de l’eau sur les racines des arbres.
D’où viennent ces trous ? Les eaux sont sans limites, elles ne sont pas profondes, mais s’étendent à l’infini. La mer des souffrances est sans limites aussi, et toi, tu flottes dans une mer infinie.
Tu distingues l’ombre d’êtres humains qui entonnent des chants funèbres, des chants pas vraiment tristes, ils semblent même teintés d’humour ; la vie est gaie, la mort aussi ; en fait, ce sont seulement tes souvenirs. Dans les images qui te reviennent du plus profond de la mémoire, y en a-t-il une seule d’un groupe en train de psalmodier des prières ? Si tu écoutes de plus près, ces chants semblent monter de sous la mousse, cette mousse épaisse et moelleuse qui s’enfonce sous tes pas. Tu la soulèves pour regarder dessous. Des vers grouillants s’enfuient en tous sens. Une étrange nausée monte en toi. Tu comprends que ce sont les vers qui dévorent les cadavres en décomposition. Toi aussi, ton corps sera dévoré tôt ou tard. Voilà qui ne te réjouit guère.
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Gao Xingjian
« La montagne de l’âme » chap. 66
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