Evidence

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Le monde existe-t-il vraiment .... ?

 

 

 

 

A cette question métaphysique, les physiciens apportent aujourd'hui une réponse étonnante : le monde n'est que la somme d'informations que nous avons sur lui.

Une posture qui oblige à redéfinir le temps, l'espace et la matière…et jusqu'à notre condition humaine.

 

 

 

 

Un excellent article dans « Science et Vie », octobre 2OO5

 

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D'audacieux physiciens l'affirment aujourd'hui : ce que nous prenons pour la réalité n'est en fait que l'information que nous avons sur elle.

Et cela change tout : non seulement les lois de l'infiniment petit deviennent enfin compréhensibles, mais les notions de temps, de matière et d'espace sont à réinterpréter en termes informationnels. Pour que notre monde existe vraiment…

 

 

 

Contexte

 

 

Les étudiants la délaissent, l'Onu et l'Unesco lui ont consacré l'année 2005… : aucun doute, la physique est bien en crise.

Et si la cause en était son incapacité à donner un sens à son corpus de connaissances ? Car les physiciens ont beau disposer depuis quatre-vingt ans d'une théorie efficace pour décrire le comportement microscopique de la matière, ils sont toujours incapables d'élaborer à partir de cette théorie quantique une image cohérente du monde.

Or, certains le pensent, si l'on ne comprend pas ce qu'elle dit, c'est qu'elle ne parle pas de ce que l'on croit…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 – Aux limites de la matière, la réalité n'est plus une certitude

 

 

 

Un siècle que les physiciens butent sur ce problème : les lois qui régissent l'infiniment petit apparaissent incompréhensibles.

Or, tout s'éclaire si la réalité quantique n'est qu'une…hallucination !

De quoi tout révolutionner.

 

« Nous devons changer le cours de la physique ! » Au dernier étage du plus haut bâtiment de l'université qui borde le lac de Constance, en Allemagne, c'est avec cette audacieuse injonction que le physicien américain Christopher Fuchs ouvre la série de conférences qu'il coorganise en ce mois d'août 2005.Venus principalement des Etats-Unis, du Canada et de Grande-Bretagne, mais aussi d'Italie, de France ou d'Australie, la cinquantaine de théoriciens et de philosophes réunis pendant une semaine aux frais de l'université de Constance sont parmi les meilleurs spécialistes mondiaux des lois sur le comportement de la matière aux échelles microscopiques.

Des chercheurs très respectés qui n'hésitent pourtant pas à dynamiter leur propre héritage.

Impossible pour le non-initié de suivre dans le détail les arguments mathématiques sophistiqués échangés lors de discussions qui se prolongent tard dans la nuit.

Toutefois, tous tournent autour d'une même idée : la physique n'est peut-être pas là pour nous parler de la réalité matérielle ; le monde qu'elle décrit n'est peut-être qu'une gigantesque hallucination !

  On tombe de haut… Chacun n'a-t-il pas en tête que la physique, comme la définissent sans ambiguïté les dictionnaires, a pour objet « l'étude des propriétés de la matière » ? C'est bien en se penchant sur des objets aussi tangibles qu'un caillou sur le rivage du lac de Constance que les physiciens ont élaboré les théories actuelles.

Alors quoi ? Simple : à force de tirer sur les fils de la « réalité », les physiciens en ont presque fait disparaître l'étoffe. Et c'est la définition même de la physique qui, d'un coup, s'effiloche.

 

 

L'érosion a en fait commencer dès le début du XXè siècle, lorsque les physiciens ont pu sonder l'intimité de notre monde matériel.

Ils ont été alors plutôt surpris  par ce qu'ils ont découvert.

Jusque là, ils étaient en effet habitués à représenter les objets sous la forme d'ondes ou de particules se déplaçant dans l'espace et le temps comme les vagues à la surface de la mer ou des boules de billard sur le tapis vert.

Seulement, une fois observés de très près, la lumière, les atomes ou les électrons ne semblent plus du tout se comporter ainsi.

Par exemple, dans certaines conditions, la lumière, considérée jusqu'ici comme une onde, affiche crânement un comportement digne d'une particule.

A l'inverse, l'électron, qui semblait ne pouvoir être autre chose qu'une particule, se met parfois à agir comme une onde !

 

 

 

 

 

 

 

Accorder le réel à la physique

 

 

 

En quelques années, grâce à un effort conceptuel unique dans l'histoire, les théoriciens vont réussir à bricoler de façon totalement empirique un arsenal mathématique capable de décrire tous ces comportements « abracadabrantesques » : en 1925, la mécanique quantique naît officiellement , pour ne plus bouger depuis.

Mais à quel prix ! Car avec elle, il faut désormais accepter que les objets – électrons, atomes, molécules…jusqu'aux cailloux – soient représentés par un concept algébrique fort complexe, ( un « vecteur d'état dans un espace de Hilbert » ) et très éloignée des vagues ou des boules de billard.

Il faut accepter aussi que les nouvelles tables de la loi qui en régissent l'évolution permettent à ces objets d'être reliés entre eux par-delà l'espace et le temps, de se mettre dans plusieurs états à la fois et de se réduire aléatoirement en un seul lorsque l'on tente de les observer, suivant des lois de probabilités très précises…

Autant d' « aberrations » avec lesquelles les physiciens doivent maintenant composer.

Car, force est de le constater, cet étrange monde quantique est bien le notre…

 

Cette théorie, encore jamais prise en défaut, a permis, en vrac, de prédire avec succès les propriétés des différents éléments chimiques, les comportements des lasers et des puces électroniques, la stabilité de l'ADN ou l' « explosivité » des réactions nucléaires…

Et même si les cailloux de Constance ne semblent pas présenter ces étranges propriétés (qui ne sont observables que pour les systèmes élémentaires), la mécanique quantique a bel et bien vocation à décrire le comportement intime de toute la matière qui nous entoure et qui nous constitue.

 

 

 

Tout cela pose évidemment un sacré problème ! Comment accepter que la théorie la plus aboutie de la physique pour décrire la matière soit à ce point éloignée de nos concepts classiques ? Est-il approprié que son message le plus fondamental soit si peu appropriable ? Comment la réalité peut-elle autant dépasser notre imaginaire ?

Depuis trente ans, il ne s'est pas passé une année sans qu'une grande conférence internationale tente d'analyser la dizaine de pistes actuellement envisagées pour reconstruire une image du monde réel en accord avec les données modernes de la physique.

Le hic, c'est que chacune de ces interprétations « réalistes » semble… surréalistes !

Une des plus réputées est celle proposée en 1957 par le physicien américain Hugh Everett : pour expliquer qu'un objet quantique puisse être dans plusieurs états à la fois mais se réduise en un seul lorsqu'on le mesure, il suggère que tous les autres états se réalisent bel et bien… mais dans des mondes parallèles.

 

  Pour Christopher Fuchs, ces travaux ne prennent pas la bonne direction : «Notre tâche ne consiste pas à donner du sens aux axiomes quantiques en rajoutant par-dessus plus de structures, plus de définitions et plus d'images de science-fiction, mais de rejeter tout cela en bloc et de repartir de zéro. Or, pour cela, je ne vois pas d'autre alternative que de se plonger dans les travaux, les techniques et les implications de la théorie quantique de l'information. »

 

 

 

 

 

 

 

Une posture féconde

 

 

 

L'information : le mot est lancé ! Mais que vient-elle faire ici ? Cette notion n'est pas simple à définir précisément, mais tout le monde sait intuitivement de quoi il retourne : l'information est un élément de connaissance sur un événement qui peut être codé par des suites de nombres binaires 0 et 1, comme en informatique.

Rien à voir a priori avec la mécanique quantique. Sauf que les physiciens se sont rendu compte, au milieu des années 80, que les lois quantiques permettent de manipuler cette information d'une façon radicalement nouvelle. Les corrélations à distance entre deux objets qu'elles autorisent peuvent en effet être vues comme un nouveau canal de communication permettant, par exemple, de téléporter des informations d'un endroit à l'autre, de s'assurer que les messages secrets ne sont pas violés ou de faire des calculs massivement parallèles.

Alléchés par ces perspectives, théoriciens et expérimentateurs ont élaboré un nouveau langage et un nouveau domaine de la physique – la « théorie quantique de l'information » - encore en plein essor.

Mais la surprise était à venir. Car dès la fin des années 80, une idée germe : et si, au lieu d'exploiter la mécanique quantique pour manipuler l'information, on utilisait plutôt l'information pour comprendre la mécanique quantique ? Et s'il fallait considérer l'information quantique non comme une  explication de la théorie, mais comme son fondement ?

C'est cette idée qui est au cœur des débats de Constance : se dire que la mécanique quantique ne parle pas de l'objet en lui-même mais de ce que l'on en sait. Que ce n'est pas le photon, la molécule ou le caillou qui est représenté par ce « vecteur d'état dans un espace de Hilbert », mais l'information que l'on peut avoir dessus. Un renversement radical de perspectives !

A première vue, cette idée peut pourtant sembler banale, voire éculée : il est évident que nous n'avons accès au monde que par les informations que nous lui soutirons à travers nos sensations plutôt pauvres et réductrices :  de Démocrite à Kant, les philosophes nous ont avertis de cet invisible voile qui nous sépare de la réalité.

Mais en prolongeant la pensées des grands fondateurs de la physique moderne comme Niels Bohr, Erwin Schrödinger ou Wolfgang Pauli, cette idée se révèle enfin extraordinairement bien adaptée pour interpréter enfin la théorie quantique. Et ce, parce que l'information ne se comporte pas du tout comme la matière : contrairement au caillou, elle n'a pas de position spatiale ni temporelle et on peut, à loisir, la dupliquer, la partager, la résumer, la supprimer…

Il suffit alors de reprendre un à un tous les phénomènes quantiques qui, attribués à la matière, semblait si bizarres pour se rendre compte qu'ils deviennent limpides une fois attribués à l'information.

Quelques exemples : comment un système peut-il être dans plusieurs états à la fois ? Simplement parce que les informations disponibles ne permettent pas de savoir plus précisément dans quel état il se trouve.

Pourquoi une mesure fait-elle brusquement s'effondrer le système en un seul état ?  Parce qu'elle fait évoluer notre connaissance, brusquement actualisée par la nouvelle information obtenue.

Comment deux systèmes peuvent-ils être corrélés à travers l'espace et le temps ? Car ces deux systèmes ayant des caractéristiques communes, ce que l'on apprend sur l'un nous renseigne aussitôt sur l'autre.

La présence de hasard dans le monde quantique ? L'expression d'un manque d'informations qui nous oblige à nous en remettre au hasard pour répondre à la question posée.

Le fait que l'énergie ne soit pas continue, mais nécessairement quantifiée ? Le pendant de la quantification de l'information elle-même, qui se réduit à des réponses binaires, oui ou non, 0 ou 1…

Bref ! Comme l'expliquait le physicien autrichien Anton Zeilinger il y a quelques années, « si l'on part du principe que la notion fondamentale de la mécanique quantique est l'information, une compréhension très naturelle des phénomènes quantiques émerge ». Un bon point pour notre bon sens.

 

 

Mais au-delà de cette élégance pédagogique, cette idée n'a cessé depuis deux ans de prendre de l'ampleur. Car, avec les physiciens présents à Constance, c'est maintenant à coups de théorèmes que cette nouvelle interprétation de la mécanique quantique espère « changer le cours de la physique ».

Le but n'est plus maintenant d'interpréter le corpus quantique, mais de le réinventer.

Ne plus prendre pour acquis ces lois empiriques bricolées au début du XXè siècle, mais démontrer qu'elles sont les conséquences de contraintes liées à l'acquisition, à la représentation et à la transmission de l'information. Une posture étonnamment féconde !

 

En supposant que, dans notre monde, l'information subit certaines contraintes et en essayant de voir à quoi ressemble une théorie qui ne décrit pas la réalité elle-même, mais notre accès à cette information, Jeffrey Bub, Alexei Grimbaum, Lucien Hardy et Christopher Fuchs ont chacun récemment réussi à générer tout ou partie de la théorie quantique !

Quatre travaux aussi déroutants que profondément rationnels, qui méritent une attention particulière. Leurs principes de départ diffèrent : pour certains, l'information est subjective et dépend de celui qui se pose la question ; pour d'autres, elle est objective, comme une sorte de nouvelle substance qui existe indépendamment de l'observateur.

Mais, tous sont d'accord sur une chose : la facilité avec laquelle la théorie se génère sur cette notion d'information milite fortement pour ne plus la voir comme une mécanique réaliste qui décrit le comportement des ondes, des particules ou des champs, mais comme une théorie qui décrit le comportement des informations.

 

 

 

Le monde à travers un écran

 

 

De quoi bouleverser notre conception de la réalité. Car ce que l'on croyait jusqu'ici rattaché à cette réalité serait en fait principalement lié à notre regard.  Un peu comme quelqu'un qui ne verrait le monde qu'à travers son écran d'ordinateur : il ne doit pas en déduire que ce monde est lui-même pixellisé !

Pour Christopher Fuchs, il faut ainsi faire la part des choses en ce qui relève de l'information… et le reste. Il faut expurger des données toutes les caractéristiques de l'écran afin que ne reste que ce qui appartient au monde en propre. « Le pur distillat qui restera – aussi minuscule soit-il par rapport à l'ensemble de la théorie – sera alors notre premier aperçu de ce que la mécanique quantique essaie de nous dire sur la nature elle-même », avance-t-il. Tout en soulignant qu'il est trop tôt pour savoir à quoi ressemblerait cette « réalité distillée ».

Pour Jeffrey Bub, en revanche, il n'est pas pertinent de se demander ce sur quoi porte l'information. Imaginez que vous vouliez envoyer un message de votre ordinateur vers le mien. Peu importe que ce message contienne une image, un article en français ou en japonais : ce qu'il faut, c'est compresser, transférer et décoder ce message sans se préoccuper de ce à quoi il fait référence. Décrire les échanges d'informations : voilà, selon moi, le nouveau et unique but de la physique fondamentale ».

Alexei Grinbaum affiche une position encore plus radicale : selon lui, la physique ne doit plus du tout se préoccuper de la réalité, de ce qui se cache derrière l'écran. Y a-t-il même un sens à parler d'un arrière de l'écran si nul ne pourra jamais le voir… sans écran ?

« La question de ce qui existe réellement est une croyance de physiciens ; or, la science ne doit pas dépendre des croyances, tranche-t-il. Le rôle de la physique est juste d'étudier la mise en jeu des descriptions sans se prononcer sur la réalité de l'objet décrit, une telle réalité pouvant exister ou ne pas exister. »

 

Parfois accusés de ne reconnaître d'autre réalité qu'eux-mêmes (solipsisme) ou de ne voir les théories que comme des moyens d'action (instrumentalisme), la centaine de physiciens qui prônent ce renversement de perspectives commencent à trouver un écho au sein de la communauté scientifique.

Pour Guido Bacciagaluppi, de l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques de Paris, « si ces travaux montrent clairement que des aspects de l'information nous mènent tout droit vers la structure quantique, aucun n'est pour l'instant décisif, car certaines hypothèses mathématiques utilisées manquent encore de clarté. »

Michel Bitbol, du Centre de recherche en épistémologie avancée de l'Ecole polytechnique de Paris se réjouit, lui, de « ce reflux de la vague réaliste qui a submergé la physique dans les années 70. Ces travaux confirment et actualisent la force du raisonnement transcendantal proposé en premier par Emmanuel Kant : on ne donne forme à la connaissance qu'à partir de la formalisation des limites de cette connaissance. »

 

L'idée, de toute façon, n'est pas encore aboutie. Car si tout ou partie de ce que l'on croyait être la réalité n'est qu'hallucination, il va bien falloir expliquer pourquoi elle a cette apparence et pas une autre. Reconstruire sur la notion primaire d'information le temps, l'espace, voire la matière devient ainsi la tâche, gigantesque et vertigineuse, de cette nouvelle physique.

 

 

 

 

Vers la gravité quantique ?

 

 

En attendant, c'est en prenant exemple sur le travail réalisé entre 1905  et 1915 par Einstein que ces physiciens trouvent leur motivation. Dans un premier temps, le jeune prodige avait réinterprété des équations empiriques considérées comme mystérieuses (les « équations de Lorentz ») pour élaborer sa théorie de la relativité restreinte.

Puis, dix ans plus tard, il s'était appuyé dessus pour élaborer sa relativité générale, l'autre pilier de la physique, censée décrire la géométrie de l'espace et du temps, ainsi que la gravitation.

Or, comme le souligne Christopher Fuchs, « il est difficile d'imaginer qu'un esprit – même celui d'Einstein – eut pu réaliser ce saut majeur vers la relativité générale directement à partir de la structure abstraite des transformations de Lorentz. »

 

Le parallèle est alors tentant : serait-il possible que la nouvelle interprétation de la mécanique quantique permette un jour de la dépasser ?  Serait-il possible que la notion d'information permette d'abord de la concilier avec la relativité générale avant de réaliser enfin le grand saut vers la « théorie de la gravité quantique », véritable Graal des physiciens ?

C'est sur ce chemin qu'est d'ores et déjà engagé Lucien Hardy, qui, à Constance, a présenté pour la première fois sa « nouvelle approche vers la gravité quantique ». S'il va au bout, ce sera une véritable consécration pour cette idée. Malgré les maux de tête qu'elle ne manquera pas de susciter, le cours de la physique en sera à jamais changé.

 

 

H.P.

« Science et Vie » octobre 2005

 

 

 

Et si tout n'était qu'information !

 

 

Sur les décombres de ce que nous croyions être la réalité, une « nouvelle physique » est en train de naître : celle qui envisage toute chose à partir de la seule notion d'information.

Au point de redéfinir temps, espace et matière.

A la clé, la découverte d'un nouveau monde : le nôtre.

 

« Bienvenue dans la matrice. » Et si c'était là le vertigineux message que nous adressaient aujourd'hui les spécialistes des lois qui régissent notre monde aux échelles microscopiques ?

Loin de décrire le comportement de la matière, la mécanique quantique, affirment-ils, ne nous parle que… « d'information ».

Résultat : alors que l'on pensait toucher les fondements tangibles de notre monde, ceux-ci disparaissent pour ne laisser qu'une sorte d'hallucination collective, un artefact généré par notre propre questionnement…

Comment ne pas songer alors à Matrix, la trilogie réalisée il y a quelques années par les frères Wachowski ? Car il est tentant de faire le parallèle avec le programme informatique omnipotent qui, dans le film, contrôle l'humanité en lui donnant à croire qu'elle vit dans un monde, certes apaisé, mais virtuel.

Dans un article publié l'année dernière, le mathématicien John Barrow , de la très sérieuse université de Cambridge, en Angleterre, n'imagine-t-il pas une civilisation « seulement un peu plus avancée que la nôtre » qui serait « capable de simuler l'apparition des étoiles et la formation des systèmes planétaires, puis, en intégrant les lois de la biochimie, d'observer l'évolution de la vie et de la conscience, puis de regarder les civilisations croître et communiquer entre elles, se disputer sur le fait de savoir s'il existe un Grand programmateur dans le Ciel ayant créé leur Univers », etc. Bref, l'idée que nous ne serions que les créatures virtuelles d'un immense jeu vidéo n'a rien d'absurde. A ceci près qu'elle relève moins de la science que de la fiction puisque nous ne pouvons réaliser une expérience qui la réfuterait.

Contrairement aux héros de Matrix, nous ne disposons pas d'une pilule rouge pour passer de l'autre côté de l'écran ! Alors à quoi bon échafauder un « méta-univers » à jamais hypothétique ?

 

 

 

Et pourtant ! La lame de fond informationnelle qui déferle depuis quelques années sur la physique pousse certains à jouer avec ce scénario.

C'est que l'idée est féconde si on la prend dans le bon sens : non pour nous emporter vers une réalité au-delà des apparences ou démasquer un éventuel « Grand Programmateur », mais au contraire, pour se reconcentrer sur notre monde et redéfinir le rapport physique que nous entretenons avec lui.

Il suffit de partir d'une remarque, quasi une tautologie : nous n'avons accès à la réalité que par les informations que l'on a sur elle. « L'information est le médiateur entre le matériel et l'abstrait, entre le réel et l'idéal, souligne le physicien américain Hans Christian von Baeyer.

C'est cette étrange substance compressible qui jaillit des objets tangibles, que ce soit un atome, une molécule d'ADN, un livre ou un piano, et qui, après des séries de transformations complexes impliquant les sens, vient se loger dans notre cerveau conscient. »

 

 

 

 

Un débat ouvert au XIXè siècle

 

 

Avant d'espérer se porter sur le monde lui-même, l'objectivité à laquelle aspirent les physiciens doit donc d'abord concerner cette fameuse information.

Avant d'être une ontologie – une science des essences -, la physique doit être une épistémologie – l'étude de la manière dont nous savons ce que nous savons et des limites liées à cette connaissance.

Pour Hans Christian von Baeyer, « si nous pouvons comprendre la nature de l'information et l'incorporer dans notre modèle du monde physique, alors nous aurons fait le premier pas sur la route qui mène vers la compréhension de la réalité objective. »

« It from Bit ? » : le slogan proposé par le physicien américain John Wheeler en 1989 (mal traduit par « Toute chose provient-elle de l'information ? ») résume joliment l'ambition.

Est-il possible que tout ce qui nous entoure ne soit que les manifestations d'un vaste maelström de 0 et de 1 ?

Est-il possible de reconstruire les lois de la physique, mais aussi l'espace, le temps et la matière, en termes purement informationnels ?

Pour déroutante qu'elle soit, cette idée ne fait que reprendre les termes d'un débat houleux ouvert dans la seconde partie du XIXè siècle, lors des travaux sur les fondements de la thermodynamique. Développée pour décrire les flux de chaleur à l'intérieur des machines à vapeur, la thermodynamique était, à l'époque, solidement basée sur des concepts physiques mesurables (l'énergie, la chaleur, la température ou l'entropie), sur des lois simples et précises (« l'énergie se conserve » ou « l'entropie ne peut que s'accroître ») et sur une efficacité éprouvée pour améliorer le rendement des machines.

 

 

 

 

 

 

L'exemple thermodynamique

 

 

 

La question qui agitait alors la communauté des physiciens était de comprendre comment ces lois de la matière macroscopique étaient reliées aux comportements microscopiques des molécules.

Ce fut le physicien autrichien Ludwig Boltzmann qui, le premier, fit sauter le verrou en prônant une posture épistémologique : travaux statistiques à l'appui, il montra en 1875 que la notion d'entropie  - centrale en thermodynamique – pouvait être interprétée comme une mesure du désordre, de la confusion, de la quantité d'informations inconnues sur les positions et les vitesses de chacune des molécules du système.

Or, comme le souligne l'Ecossais James Clerk Maxwell, « la confusion, comme son corrélatif, l'ordre, n'est pas une propriété des choses matérielles en elles-mêmes, mais est relative à l'esprit qui les perçoit ».

Une entité supra-humaine dotée d'une perception, d'une mémoire et d'une puissance de calcul démoniaques pourrait en effet tout connaître des molécules et, dès lors, attribuer à l'entropie une valeur nulle…

Malgré les cris des défenseurs de définitions réalistes, ces physiciens pionniers de l'âge de l'information osèrent affirmer que les concepts thermodynamiques sont « relatifs à l'extension de notre connaissance » et n'existent que « pour un être de niveau intermédiaire, qui peut mettre la main sur certaines formes d'énergie, alors que d'autres lui échappent ».

 

  Ce débat n'a jamais été tranché. Et quelques décennies plus tard, un second front dans cette bataille entre « ontologistes » et « épistémologistes » s'est ouvert avec la naissance de la mécanique quantique.

Acculés par les étrangetés découvertes dans les recoins ultimes de la matière, nombre de physiciens ont pressenti très tôt la nécessité de passer de l'autre côté du miroir.

Mais il fallut attendre le développement de la théorie mathématique de l'information par Claude Shannon au début des années 50 et sa rencontre avec la théorie quantique au milieu des années 80 pour que cette « posture informationnelle » commence à devenir un programme de recherche scientifique..

Un programme d'autant plus séduisant que la théorie de Shannon et la physique partagent le même objectif : comprimer au maximum l'information.

De fait, cette compression est, pour Shannon, le seul moyen d'évaluer la quantité d'information contenue dans un message, tandis qu'elle est, pour les physiciens, l'exigence de trouver des lois et des concepts suffisamment généraux pour embrasser le plus de phénomènes possibles.

Et même si la notion d'information reste délicate à définir, les nouveaux physiciens semblent aujourd'hui prêts à reprendre le point de vue iconoclaste de Maxwell et de Boltzmann.

 

 

 

 

« Le temps, c'est l'ignorance »

 

 

 

Sauf que, maintenant, ce sont tous les concepts utilisés par la physique pour décrire le monde – l'espace, le temps, la matière, les lois – qu'il s'agit de réinterpréter en termes d'information.

Un programme qui ne pourra sans doute être réalisé qu'en réinterprétant la théorie de la relativité générale d'Einstein, à qui est dévolue la description des relations entre la matière, le temps et l'espace. Une réinterprétation encore incertaine. Ce n'est pas pour la notion d'espace que cela semble le plus difficile. Classiquement, ce terme décrit le milieu géométrique dans lequel se déplacent les objets matériels.

Mais pour Carlo Rovelli, « l'espace n'est que relations ». Ce théoricien italien de l'université de Méditerranée, à Marseille, a montré comment une entité qui a toutes les qualités d'un espace peut se constituer à partir d'un réseau d'interactions fondamentales – c'est-à-dire un réseau d'échange d'informations. Un peu comme une cotte de maille qui, vue de près, n'est pas une surface, mais un enchevêtrement de petites boucles.

Une démarche qui exploite les méthodes issues de la « gravité quantique à boucles » actuellement développée pour réconcilier les théories quantiques et relativistes.

Plutôt que le cadre des mouvements, l'espace peut donc être redéfini, du point de vue informationnel, comme le résultat d'innombrables transferts locaux de données.

 

« En ce qui concerne le temps, il y a de belles idées, mais encore confuses », poursuit Carlo Rovelli. Toutefois, avec le mathématicien français Alain Connes, il a montré comment un flux temporel, qui n'existe pas au niveau microscopique, se dégage de notre inévitable besoin de compression des informations au niveau macroscopique. Plus précisément, c'est en négligeant les différences d'informations entre les états élémentaires que nous acquerrions la possibilité d'observer un paramètre « t », indépendant des états eux-mêmes et ayant toutes les caractéristiques du temps…

Comme l'entropie, le temps, vu avec les lunettes informationnelles, dépendrait alors des capacités de traitement de l'information de l'observateur et n'existerait que pour des « êtres de niveau intermédiaires » comme nous.

Plutôt qu'un flux indépendant,  scandant la succession des évènements, il serait en définitive la marque de notre incapacité à en suivre les détails !

Ce que résume d'une formule choc le jeune philosophe russe Alexei Grinbaum , qui a consacré une partie de sa thèse à cette question : « Le temps, c'est l'ignorance. »

 

Quid, maintenant, d'une réinterprétation des notions de matière et d'énergie ?

 Pour l'instant, nulle piste précise ne se dégage.

Mais, comme le souligne Alexei Grinbaum, « « électron » ou « atome » sont avant tout des mots, des termes du langage ordinaire qui permettent de faire abstraction de ce qui constitue ces objets » et, dans le cadre du vaste programme épistémologique, il faudra bien redéfinir ces mots en terme d'information.

Peut-être la réponse viendra-t-elle d'une nouvelle théorie capable de célébrer autour de la notion d'information la réconciliation tant attendue de la mécanique quantique et de la relativité générale…

Un défi que le physicien anglais Lucien Hardy tente justement de relever via une notion inédite : celle de « causaloïde », censée capturer notre volonté de donner un cadre logique aux informations qui se déversent dans notre cerveau.

S'il est évidemment trop tôt pour juger de la pertinence de cette « nouvelle approche vers la gravité quantique », ce causaloïde peut être vu comme l'archétype de ces nouveaux concepts épistémologiques qui ont vocation à envahir toute la physique.

Entrée dans « l'âge de l'information », celle-ci vise désormais à décrire, plutôt que le monde lui-même, l'acharnement de notre cerveau, enfermé dans sa boîte crânienne, à comprendre ce monde.

 

Au lieu de mettre en équation la matière qui s'agite dans un espace et un temps, elle tente de faire jaillir ces notions à partir de notre tentative – limitée mais courageuse – de maîtriser le flot des données.

Plutôt que le monde extérieur, c'est finalement la condition humaine qu'elle est en train de redéfinir…

Oui, en un sens, nous sommes bien enfermés dans une « Matrix » !

Mais loin du film, il ne s'agit pas ici d'un vilain programme : c'est la matrice de nos propres calculs réalisés sur les informations que nous récoltons lorsque nous nous confrontons au monde.

Plutôt que de nous asservir, cette matrice nous libère, en nous évitant de nous noyer dans le flot d'informations qui nous entoure.

Et de cette matrice, une armée de nouveaux physiciens est aujourd'hui décidée à casser le code.

 

 

 

« information, The New Langage of Science »

Harvard University Press, 2004

 

"Science et Vie" octobre 2005-10-19

 

 

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Jeffrey Bub

 

 

 

  « Une théorie des transferts d'informations »

 

 

Pour Jeffrey Bub, la mécanique peut être vue comme « une théorie sur la représentation et la manipulation de l'information dans un monde qui en contraint les transferts ».

 Ce théoricien canadien d'origine sud-africaine explique son approche en prenant en exemple le travail d'Einstein en 1905. Pour sa relativité restreinte, plutôt que d'essayer de construire une image des phénomènes à partir de schémas élémentaires (approche constructive), Einstein est parti de deux principes empiriques (les principes de « relativité » et de « constance de la vitesse de la lumière dans le vide »).

« Cette distinction formulée par Einstein entre théorie constructive et théorie de principe est très importante, explique le physicien, il faut faire le même travail avec la mécanique quantique. »

Un travail amorcé lorsque Christopher Fuchs et le physicien canadien Gilles Brassard conjecturent en 1997 qu'il devait être possible de reconstruire cette dernière à partir de principes issus de… la cryptologie, l'art des messages secrets.

« Au début, l'idée m'a paru folle. Mais, en y réfléchissant, j'ai commencé à voir que cela générait en effet un certain nombre de caractéristiques quantiques. »

Avec les Américains, Hans Halvorson et Rob Clifton, en généralisant l'idée de Fuchs et Brassard, et après plusieurs années de travail « difficile et plein de faux départs », il a publié en 2003 ce résultat étonnant : la forme de la théorie quantique se génère à partir de trois principes qui contraignent les transferts d'informations : « l'impossibilité d'envoyer une information plus vite que la lumière », « l'impossibilité de cloner l'information d'un système à l'état inconnu » et « l'impossibilité de s'assurer de la sécurité inconditionnelle de la procédure cryptologique de « mise en page » ».

Un travail déroutant, mais celui d'Einstein ne l'était-il pas, lui aussi ?

 

 

 

 

Alexei Grinbaum

 

 

  « Une théorie de la connaissance »

 

 

 

Le travail d'Alexei Grinbaum, proche de celui de Jeffrey Bub, invite à repenser la mécanique quantique comme « une théorie de la connaissance ».

Ce Russe de 26 ans, qui a soutenu en 2004 sa thèse de philosophie des sciences à l'Ecole polytechnique de Paris, est parti du postulat que, pour élaborer une théorie qui décrit un système, il faut nécessairement séparer l'objet visé par cette théorie de ses présupposés.

 Ce qui donne deux possibilités ; soit partir du principe que le système est régi par des lois physiques, le but étant alors de décrire l'information qu'il contient ; soit se concentrer exclusivement sur l'information que l'on a sur le système, le but étant alors de décrire les lois physiques qui le régissent..

S'inscrivant dans cette seconde approche et s'inspirant des pistes esquissées par le théoricien italien Carlo Rovelli, Alexei Grinbaum est parti de quelques axiomes qui contraignent l'information pouvant être extraite d'un système (dont deux principaux, qui ne sont contradictoires qu'en apparence : « il existe une quantité maximale d'information pertinente à extraire » et « il est toujours possible d'acquérir une nouvelle information »), des axiomes qui, contrairement à ceux de Jeffrey Bub, ne présupposent pas, par exemple, l'existence d'un espace et d'un temps.

Grâce à  quelques hypothèses mathématiques supplémentaires, il a alors démontré qu'une théorie contrainte par ces axiomes prend nécessairement la forme de la mécanique quantique.

Laquelle devient alors une pure épistémologie, ne s'occupant plus de décrire le système lui-même, mais les conditions imposées à cette description.

 

 

 

Lucien Hardy

 

 

« Une théorie des probabilités généralisées »

 

 

Pour Lucien Hardy, la mécanique quantique est avant tout « une théorie des probabilités généralisées ». Ce chercheur part d'une définition minimale du travail du physicien : il doit corréler les données afin de déterminer les probabilités associées à tous les résultats possibles des mesures qu'il peut réaliser sur un système.

« Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ne soit pas d'accord avec cette définition », assure-t-il, un sourire aux lèvres.

 Imaginez, par exemple, que vous cherchez une balle, avec deux boites fermées face à vous. Le travail du physicien consiste alors à amasser toutes les informations afin de calculer les probabilités que la balle se trouve dans l'une ou l'autre boite, ou dans aucune. L'éventail des probabilités est ainsi organisé en un triangle dont les sommets correspondent aux trois états de connaissance dits « purs » : lorsque le physicien sait avec certitude que la balle est dans la première boite, dans la seconde ou dans aucune des deux. Les points à l'intérieur du triangle correspondent, eux, aux états de connaissance « impures » (comme « une chance sur deux que la balle soit dans la première »).

A partir de là, Lucien Hardy a tout d'abord démontré que si les états « purs » sont, comme ici, séparés (ou « discrets »), alors l'addition de quelques axiomes « raisonnables » (comme « pour des préparations expérimentales identiques, les probabilités doivent être les mêmes ») suffit à générer la théorie classique des probabilités.

Surtout, il a démontré qu'en supposant, au contraire, que les états « purs » sont continus plutôt que discrets (comme les points à la surface d'une sphère), alors cette nouvelle théorie des probabilités devient la mécanique quantique !

« C'est assez frappant que la différence entre la théorie des probabilités classiques et la théorie quantique tient en un seul mot (continu à la place de discret).

Un physicien du XIXè siècle aurait pu développer la théorie quantique sans aucune référence à des données expérimentales ! »

 

 

Chistopher Fuchs

 

« En grande partie, une théorie de la pensée »

 

 

Pour Christopher Fuchs, la mécanique quantique consiste principalement à décrire les « lois de la pensée », qui « formalisent les paris que l'on peut faire sur les conséquences potentielles de nos interventions expérimentales sur la nature », mais elle nous dit aussi quelque chose de particulier sur la nature elle-même.

Une approche amorcée en 1993 lorsqu'il a consacré sa thèse à l'étude du lien entre une caractéristique quantique cruciale (l'effondrement brusque de l'état du système lorsqu'on le mesure) et une formule de probabilités classiques (celle de Bayes, établie au XVIIIè siècle pour d écrire l'évolution d'une probabilité suite à une information).

Les analogies profondes entre ces deux structures l'ont emmené , dix ans plus tard, à proposer un vaste programme qu'il relie à la tradition des « philosophes pragmatiques américains, comme Charles Pierce ou William James ».

Contrairement à Lucien Hardy, il ne pense pas que les probabilités puissent se généraliser : C'est une sorte d'a priori, un peu comme l'arithmétique ».

Dès lors, son programme consiste à interpréter autant d'éléments possibles de la théorie quantique comme relevant de ces probabilités classiques, les éléments restants, « aussi minuscules soient-ils », devant alors appartenir à la réalité.

Un programme qui pourrait être achevé en quelques années, « car maintenant qu'il y a des gens très intelligents qui s'y intéressent, cela devrait aller vite ».

« Etre Bayesien dans un monde quantique », tel est le résumé de cette approche.

Tel était aussi l'intitulé de la conférence qui s'est tenue en ce mois d'août, à Constance.

 

« Science et Vie » octobre 2005

 

 

 



21/02/2008
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