"De l'autre côté du désespoir" André Comte Sponville
Svâmi Prajnânpad (1891-1974) est un maître spirituel, l'un des plus grands que je connaisse, en même temps qu'un thérapeute : il a inventé, entre psychanalyse et Vedânta, une voie originale vers la sagesse ou la liberté. Sagesse de l'action, sagesse de la lucidité : sagesse libérée et libératrice. C'est à ce titre qu'il nous importe. «La spiritualité, disait-il, n'est qu'un autre nom pour l'indépendance.» Et rien ne libère, que la vérité. Il ne s'agit pas d'inventer une nouvelle religion. Il s'agit de trouver - entre Orient et Occident, entre tradition et modernité - un chemin vers l'essentiel, où nous sommes déjà. C'est sur ce chemin que Prajnânpad nous guide, nous accompagne, nous éclaire. Un philosophe ? Point, mais beaucoup mieux : un sage. La denrée est plus rare et -y compris pour les philosophes - plus utile.
A. C.-S.
Extrait du livre :
Au fond, il n'y a que deux voies : accepter ou refuser. Et chacun refuse d'abord. Comment ne pas refuser ce qui refuse de nous satisfaire ? Comment ne pas refuser la mort, quand on veut vivre ? La solitude, quand on veut être aimé ? La tristesse, quand on veut le bonheur ? Nous voudrions que le réel satisfasse nos désirs, et nous constatons que ce n'est pas le cas ; alors nous refusons le réel. Quel nourrisson ne pleure quand le sein se retire ? Quel homme, quelle femme, quand l'amour s'en va ? Pauvres petits enfants avides et frustrés que nous sommes ! Toujours à chercher un sein, à nous y accrocher, quand le monde entier est là et se donne ! Il suffirait de lâcher prise, d'accepter le sevrage, la séparation, et c'est ce que nous ne savons pas faire. Quand la vie est décevante (elle l'est toujours pour qui espère), nous pensons que c'est la vie qui a tort. De là ce que Prajnânpad appelle le mental (manas, mind), qui est comme un double du réel - on est à nouveau très proche de Clément Rosset - que le désir s'invente pour se protéger de l'original. C'est la pensée, en tant qu'elle nous sépare du vrai. C'est le discours intérieur, en tant qu'il nous sépare du réel ou du silence. C'est la vie rêvée, en tant qu'elle nous sépare de la vie effective et du bonheur. Comme le remarque Michel Hulin, «tout le malheur des hommes vient de leur propension à décoller du réel, à s'installer en imagination ailleurs que là où ils sont, en somme de leur incapacité congénitale à épouser le contour mouvant des circonstances.» Je dirais volontiers que tout le malheur des hommes vient de l'idéalisme, et d'ailleurs Prajnânpad ne dit guère autre chose. «La réalité face à l'irréalité. La réalité est ce qui est, ce qui arrive. C'est oui.» L'idéal ? Ce n'est que refus et mensonge. Le mental toujours nie : «Ce qui est est recouvert, comme si vous aviez mis quelque chose d'autre à sa place. Alors vous niez, vous refusez, vous dites "non, cela ne devrait pas être... cela devrait être autre chose." Vous nagez en plein délire. Ce non, c'est le mental. Le mental qui vous trahit et qui crée l'illusion.»
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