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Bernard Werber - Le totalitarisme douceâtre

 

 

Bernard Werber

Le totalitarisme douceâtre

 

 

 

 

 

CHAÎNE 5 : EMISSION SOCIOLOGIQUE :  « Un siècle, une œuvre ». Chers téléspectateurs, pour cette émission de sociologie prospective, nous parlerons du livre d'Orwell, 1984. L'écrivain anglais y décrivait ce qu'il s'imaginait être l'avenir certain de l'humanité : une société totalitaire où tout un chacun serait contraint de penser de la même façon. Or aujourd'hui, 24 juin 1984, force est de constater qu'Orwell s'est complètement trompé. Les citoyens de notre pays parfaitement démocratique ne supporteraient pas d'être la proie perpétuelle d'une quelconque propagande officielle, aucun camp de rééducation n'attend nos intellectuels rebelles, nos rues sont libres de toute caméra de surveillance, et la nation honnirait tout fichage organisé. Eh oui, Orwell s'est trompé.

 

CHAÏNE 2 : EMISSION LITTERAIRE : Pour cette session littéraire dont le thème sera « les grandes idées qui vont changer notre époque », nous recevrons Jean-Pierre de Bonacieu, académicien. Je dois l'avouer, à ma grande surprise, Jean-Pierre, j'ai constaté en relisant mes fiches que pour cette émission, riche maintenant de cinquante années d'existence, vous êtes l'écrivain que j'ai le plus souvent reçu sur mon plateau. Une palme, en quelque sorte. Dans votre dernier ouvrage, sobrement intitulé Mes chéries, vous évoquez vos amours de jeunesse et vous nous en contez de belles sur toutes ces jeunes filles et jeunes femmes qui vous ont connu et aimé. Mais dites donc, Jean-Pierre, vous êtes un fiéffé coquin. A vous lire, on constate qu'aucune prouesse sexuelle, nulle posture acrobatique digne du Kama-sutra ne vous rebute. Expliquez-nous alors comment l'on peut être écrivain, fils d'écrivain, petit-fils d'écrivain, éditorialiste au quotidien La Presse, juré du Grand Prix du premier roman, directeur de collection aux éditions Talleyrand et … Casanova ?

 

CHAÏNE 4 : TALK-SHOW :  Salut, ami spectateur. Tu es sur la chaîne iconoclaste, celle qui n'a pas peur d'aller à l'encontre des modes et des institutions et traque la langue de bois. Ici, nous sommes tous jeunes et bien décidés à nous moquer de tout ce qui n'est pas chébran. Aujourd'hui on va te causer d'un véritable chef-d'œuvre. Zoome, zoome, Albert, zoome mon garçon sur la couverture. Je veux, bien sûr, parler de Mes chéries, le dernier livre coup de poing de Jean-Pierre de Bonacieu. Ah, c'est de la bombe. Chaque page est un orgasme. Il paraît que ça fait grincer les dents des grincheux. Tant mieux. Vas-y, Jean-Pierre. On est avec toi. C'est triste mais c'est ainsi : dès qu'un esprit libre parle librement de sexualité, il y a aussitôt des coincés pour en appeler au retour de la censure. Nous sur la chaîne 4 on dit : Bravo, vas-y Jean-Pierre. D'ailleurs, si tu m'entends, je tiens à te signaler que j'ai particulièremenbt apprécié ton chapitre sur les clubs échangistes. Ce type s'est tapé en une soirée une dizaine de top-models, ouais, ça c'est super. Ca nous change de cette littérature pleine de toiles d'araignées. C'est fun. Sur Fanal 4, en tout cas, téléspectateur, on te le dit, si tu veux être dans le coup, n'hésite pas à lire ce coup de poing dans la gueule des grincheux. Mes chéries, éditions Talleyrand, c'est vraiment super.

 

CHAÏNE 1 / INFORMATIONS :  Et pour finir, profitons d'une page « loisirs » pour évoquer l'excellent livre de l'académicien Jean-Pierre de Bonacieu, Mes chéries, où l'auteur avec sa verve coutumière nous fait revivre un parcours très gaulois. On y apprend ainsi qu'il a visité tous les clubs échangistes, et il nous en dresse un catalogue plein d'humour et de style. On découvre, au détour d'une page, que ce brillant écrivain adore fumer le cigare tandis qu'une demoiselle lui prodigue une petite gâterie. Les mots sont plus crus dans le texte mais même à cette heure, je ne voudrais pas faire rougir les téléspectateurs ayant constaté combien ces friponneries ont titillé notre rédaction. A 98 ans, Jean-Pierre de Bonacieu n'a pas fini d'être en tête des listes des meilleures ventes. A peine sorti des presses, son livre s'arrache déjà dans les librairies. Après le film, ce soir, nous consacrerons d'ailleurs une rétrospective à ce grand auteur qui a dédié sa vie aux cigares, aux femmes, aux voitures de collection et, bien sûr, à la littérature française dont il est l'un des plus brillants fleurons. Mes chéries, éditions Talleyrand, 110 francs.

 

CHAÏNE 3 / JOURNAL :  Fait divers du jour, le suicide d'un étudiant en biologie, Bertrand Adjemian. Il était l'auteur de La conjuration des imbéciles en blouse blanche, un ouvrage de science-fiction sur le clonage humain refusé par tous les éditeurs de la place de Paris. Dans une lettre laissée à sa mère, il se déclare las de ce monde ingrat et ignare. Sa mère  a décidé d'affronter à son tour le milieu de l'édition pour que l'œuvre de son fils ne sombre pas dans l'oubli. Il se peut que ce trépas tragique lui en ouvre enfin les portes.

 

CHAÏNE 7 : INFORMATIONS :  Le président de la République prend une semaine de vacances. Cette année, il a choisit la Côte basque pour se détendre en famille. Profitons-en pour lui poser quelques questions en exclusivité pour la septième chaîne.

-         Monsieur le Président, enfin un repos bien mérité après une année éprouvante. Pouvez-vous nous confier quelles lectures vous emportez ?

-         J'ai besoin de me reposer, aussi, pour une fois, je n'ai pas pris de dossiers mais un vrai roman. J'ai choisi le dernier ouvrage très controversé de Jean-Pierre de Bonacieu, Mes chéries.

-         Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

-         Je suis la carrière de Bonacieu depuis ses débuts, lorsqu'il ne jouissait pas encore de toute cette notoriété. C'est devenu un ami et il vient souvent dîner à l'Elysée. J'ai toujours apprécié son franc-parler, sa verve, j'aime son style. Je lis tous les jours ses chroniques dans La Presse et je les trouve très rafraîchissantes.

-         Mais n'êtes-vous pas choqué par certains passages ?

-         Il ne faut pas sortir ces expressions de leur contexte. C'est la langue utilisée communément et il était temps qu'un écrivain reconnu ait le courage de s'en servir pour s'exprimer de la même manière que ses lecteurs. Pour ma part, je ne me joindrai jamais à ces mesquins qui dénigrent l'œuvre de Bonacieu. Bien au contraire, je le soutiens de tout mon cœur et je resterai, quoi qu'il arrive, son fidèle lecteur. Pour reprendre une phrase qui lui est chère, « moi aussi, je suis un esprit rebelle ».

-         Sans vouloir gâcher une minute de vos loisirs si rares et si précieux, monsieur le Président, que pensez-vous de tous ces préavis de grève qui …

-         Alors là, je vous arrête. Adressez-vous au Premier ministre …

 

CHAÏNE 8 / MAGAZINE D'ACTUALITE :  Beaucoup de remous après la sortie du livre de Jean-Pierre de Bonacieu. Un groupe de féministes en colère a envahi une librairie pour dénoncer ce qu'elles qualifient d'« autoglorification en forme de bilan émanant d'un phallocrate patenté ». Elles ont vilipandé Mes chéries et son langage, selon elles vulgaire et cru. Il est vrai que l'auteur décrit complaisamment des scènes de fellation associée à la consommation de cigares et de whisky. En tout cas, ce tapage autour de l'œuvre du célèbre académicien profite à Mes chéries puisque le livre vient de dépasser en deux semaines la barre record du million d'exemplaires vendus.

  Mais écoutons ce qu'en pense l'intéressé. La parole à Jean-Pierre de Bonacieu en personne.

-         En ces périodes de morosité et de récession, le public a envie qu'on lui parle d'amour. Il est las de tous ces morts, ces guerres, ces attentats, ces accidents que ressassent les journaux et les télévisions. La vache folle et le sida, merci bien. Moi, à travers mes souvenirs personnels, je veux rendre la bonne humeur à mes lecteurs. Et tant pis si quelques scènes paillardes hérissent les grenouilles de bénitier. Je m'en tape. Je suis un rebelle. A bon entendeur, salut ! Maintenant, si j'ai un conseil à donner à mes compatriotes : faites comme moi, vivez des expériences extrêmes, vous verrez, c'est passionnant.

 

CHAÏNE 9 / INFORMATIONS :  Alors que le pays tout entier est paralysé par les grèves, que des millions de passagers furieux s'impatientent dans les gares et les aéroports, que des automobilistes au bord de la crise de nerfs abandonnent, faute d'essence, leurs véhicules au beau milieu des autoroutes, que de jeunes appelés remplacent tant bien que mal les éboueurs qui exigent des revalorisations de salaires, rendons visite à l'un de nos reporters sur le terrain. A vous Philippe Leroux.

-         Oui, François, eh bien je suis sur le quai de la gare Montparnasse où Angélique, étudiante de 18 ans, désespère de prendre le train pour rentrer chez elle ce week-end. Comment occupez-vous cette attente, mademoiselle ?

-         Je lis. J'ai acheté le dernier exemplaire de Mes chéries au kiosque, juste avant qu'il ferme. Au début j'ai trouvé ça un peu dégoûtant mais finalement je crois que c'est un grand roman. Je me figurais que les écrivains classiques étaient barbants et là, je découvre au contraire un aventurier de l'amour. Cette scène où il décrit pendant deux pages les seins de la fille, et où l'on s'aperçoit qu'il s'agit d'un travesti brésilien, est assez surprenante.

 

 

 

  Cent ans plus tard.

CHAÏNE 2 / EMISSION LITTERAIRE :  « Un siècle, une œuvre ». Notre émission célèbre aujourd'hui ses cent cinquante ans d'existence et nous avons décidé de la consacrer à une œuvre majeure, La Conjuration des imbéciles en blouse blanche de Bertrand Adjemian. Pour en parler, nous avons invité le biographe le plus talentueux de cette génération et en particulier l'exégète de la vie et de l'œuvre de Bertrand Adjemian, j'ai nommé Alexandre de Bonacieu. Nous ne disposons, hélas ! d'aucune image filmée ni d'aucune interview de Bertrand Adjemian mais vous, en revanche, vous avez eu la chance de rencontrer son arrière-arrière petite cousine.

-         Oui, et elle m'a tout raconté sur son célèbre parent. Bertrand Adjemian était un visionnaire. Il avait compris que le clonage humain allait bouleverser notre temps. Il a tenté d'alerter les populations mais toutes les maisons d'édition sans exception ont refusé de s'intéresser à l'ouvrage d'un inconnu. Il en a été si désespéré qu'il s'est suicidé. Après son décès, sa mère est parvenue à le faire publier à compte d'auteur, mais dans ces conditions, à sa sortie, le livre est passé totalement inaperçu.

-         Incroyable quand on sait que, désormais, il est étudié dans toutes les écoles et que les élèves en apprennent des chapitres par cœur.

-         Aucun critique littéraire ne lui a alors consacré la moindre ligne, pas même pour en dire du mal.

-         Comment expliquez-vous ça ?

-         Pour eux, c'était simplement de la science fiction, genre considéré par l'intelligentsia comme de la littérature de gare. C'est l'inertie du « consensus mou ». Pourtant, Adjemian était un grand écrivain. Son style est limpide, pas de fioritures, pas d'effets de manches. Pour soutenir ses idées, il use d'une langue fluide, simple, directe. Cependant, plus que d'un écrivain, il s'agissait d'un visionnaire. Il avait compris son époque et les problèmes qu'introduirait la génétique dans notre vie quotidienne.

-         Des exemples ?

-         Il évoquait, dans sa Conjuration, des parents qui fabriquaient des clones de leurs enfants afin de disposer de réserves d'organes parfaitement compatibles en cas d'accident. Ces clones seraient utilisés à des fins d'expériences médicales, à la place de cobayes ou de chimpanzés. Il a même décrit comment les politiciens noieraient le poisson en assurant que les clones fourniraient des réserves inépuisables de soldats pour les prochaines guerres. Personne n'avait lu La Conspiration des imbéciles en blouse blanche. On a donc permis la poursuite des expériences sur les clones humains sans que personne n'y trouve à redire.

-         L'attention avait été en quelque sorte détournée ?

-         Comme dans un tour de magie. On fait diversion à gauche alors que la manipulation se produit à droite sans que nul ne s'en aperçoive. Quand on pense qu'il aurait suffi d'un article dans un grand hebdomadaire ou d'un passage à la télévision pour que le livre démarre en flèche ! C'était de la dynamite. La moindre étincelle aurait suffi à la faire exploser. Malheureusement, ce n'est que cinquante ans plus tard, lorsque le problème des clones a pris l'ampleur que l'on sait, qu'un journaliste est tombé par hasard, chez un bouquiniste, sur l'un des rares exemplaires subsistant encore. Il s'est enthousiasmé, a enfin écrit un article, et, une semaine plus tard, La Conjuration s'envolait vers un succès phénoménal sur toute la planète.

-         Dites-moi, qu'est devenue la mère de Bertrand Adjemian ?

-         Le suicide de son fils l'a détruite. Après être si péniblement parvenue à faire paraître son œuvre, elle a été très démoralisée par l'absence de retentissement. Peu à peu gagnée par la folie, elle est morte quatre ans plus tard à l'hôpital psychiatrique où il avait fallu l'interner. Elle n'a donc pas vécu la réussite de son fils.

-         Cher Alexandre de Bonacieu, vous avez accompli un travail colossal pour rassembler toutes ces anecdotes, tous ces détails sur la courte vie de Bertrand Adjemian.

-         Pour chacune de mes biographies, j'étudie à fond la vie de mes héros, et quand on le connaît un peu, Adjemian apparaît comme un vrai personnage de roman. Un garçon sensible, attachant, un peu introverti, certes, mais parce qu'il portait en lui un monde intérieur d'une richesse inouïe. C'est ce que j'ai essayé de transmettre au travers de mon livre. D'ailleurs, Adjemian n'est pas le seul cas d'auteur découvert après sa mort. De son vivant, Stendhal n'avait vendu que deux cents exemplaires du Rouge et le noir, et n'avait eu droit qu'à une seule critique littéraire, émanant certes de Balzac ! Comme le dit le proverbe : Lorsque le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt.

-         Merci. Nous ne saurions en tout cas trop conseiller d'acheter le livre d'Alexandre de Bonacieu qui nous raconte tout, absolument tout, sur la vie de Bertrand Adjemian, auteur d'un siècle ingrat. Je sais que le tirage de cette biographie est déjà énorme, toutes nos félicitations. Votre aïeul aurait été fier de vous.

-         Ce qui compte pour moi, c'est de restaurer la mémoire d'un écrivain injustement méconnu en son temps. Que le public le lise et comprenne son message et je serai comblé.

-         Pour en savoir plus sur la vie et l'œuvre de Bertrand Adjemian, tous chez votre libraire pour cette somptueuse biographie de Bonacieu : Adjemian, un visionnaire dans une époque d'imbéciles, éditions Talleyrand, 110 euros.

 

 

 

 

Bernard Werber

L'arbre des possibles - 2002

 

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09/02/2008
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