Nous sommes le même Soi - Leo Hartong
Dans mon cas, cette expérience s’est produite à l’âge de vingt-et-un ans (1969). Pour plusieurs raisons, j’avais l’impression d’être au bout du rouleau, et tandis que je touchais le fond, l’immense désespoir qui me tenaillait s’est soudain envolé. I’ve got a Feeling, une chanson de l’album Let it Be des Beatles passait sur la chaîne stéréo, et elle a touché quelque chose dans les profondeurs de mon être. Un vaste espace s’est ouvert. Il serait tout aussi vrai de dire que je me suis dilaté jusqu’à englober toute l’existence que de dire que j’avais totalement disparu. L’éternité que j’avais conçu comme un temps infini, est apparue comme l’absence de temps. Tout était infusé de vie, y compris ce que j’avais jusqu’à ce moment considéré comme inanimé. Toute l’existence avait en partage une source commune ; et le premier jour de la création comme l’ultime jour de la destruction étaient tous deux présents. L’univers n’était ni grand ni petit. Il se révélait simplement Un au-delà de tous attributs relatifs, tels que taille, localisation et temps. Alors qu’au niveau relatif, il apparaissait que l’objectif poursuivi par chaque élément servait tous les autres en une mosaïque complexe de parfaite harmonie, la totalité de la création, elle, se révélait au-delà de tout objectif. J’ai vu qu’elle est simplement telle qu’elle est : sa propre cause et sa propre plénitude.
Les choses qui précédemment revêtaient beaucoup d’importance n’en avaient plus. Les gens que je voyais depuis ma fenêtre semblait tous « au courant », tout en faisant semblant de ne pas savoir qui ils étaient réellement. Tandis que l’expérience diminuait d’intensité, je me souviens avoir pensé : « Comment vais-je pouvoir poursuivre ma vie de tous les jours et faire semblant d’être ce personnage limité ? Comment vais-je pouvoir aller travailler et me remettre à la routine habituelle ? » En fait, il m’a été parfaitement possible de continuer à vivre comme avant, mais il m’est resté la certitude que, même quand je ne le vois pas, tout est comme ce doit être.
Au fil des années cette expérience a été pour moi à la fois une source de réconfort et de confusion. Il y avait un souvenir précis d’une vision d’unicité universelle, même si elle n’était pas toujours ressentie. Ma première interprétation de cette expérience fut de dire que si tout est Un, alors chacun et chaque chose fait partie de cette unicité. Par la suite, je me suis rendu compte que c’était un piège linguistique – que si tout est vraiment Un, il n’y a pas de parties ni ne peut y avoir de vous et de moi pour en faire partie. J’ai vu que le « je » de ce corps-mental est le même « je » qui vit en et en tant qu’autrui. Peut-être qu’une bonne image serait de dire que nous sommes le même Soi sous une variété de costumes différents.
En même temps persistait ce sentiment contradictoire d’être une entité individuelle responsable de ses actions. Avant d’en arrivé à un clair et net « il n’est rien d’autre, ceci est tout et je suis ce tout – voilà tout ! », ce concept « faire partie » de cette unicité m’a amené à travailler sur moi pour en devenir une meilleure partie.
Actuellement, « je » demeure « mon adresse dans la vie », autant qu’une convention et une commodité grammaticales que je n’hésite jamais à utiliser. Mais il n’y a pas de « moi » objectif pouvant être identifié ou saisi. Il est clair que mon expérience mystique antérieure n’était pas l’illumination. L’idée d’un « je » ayant cette expérience a créé le paradoxe déroutant d’un « je » ayant une expérience non-duelle. A présent, il est évident que l’expérience dite mystique est tout autant une expérience que boire un verre de vin, faire l’amour, faire des courses, ou se promener sous la pluie. Tout ceci survient simplement en tant que moi et n’arrive pas à moi ni par moi. L’arrière-plan silencieux où l’expérience apparaît et disparaît avait échappé à l’attention du « moi » qui pensait avoir décroché la timbale.
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